Les chamanes, qu’on rencontre dans toutes les sociétés de la planète, sont réputés pour communiquer directement avec les esprits, pour soigner et guérir. Ils considèrent que la maladie est infligée par des sorciers à l’aide des fléchettes magiques. Or, le chamane et le sorcier tirent tous deux leur pouvoir de la même source. On pourrait donc croire que le chamane et le sorcier sont les protagonistes d’une lutte opposant le bien et le mal. Mais ce n’est pas si simple !
Le sorcier et le chamane ont tous deux reçu leurs fléchettes esprits lors de leur noviciat. Ils ont appris, lors de cet apprentissage (les fléchettes magiques), à les conserver dans leur corps, à les multiplier, à les maîtriser, et à se forger une cuirasse pour devenir des chamanes accomplis. Mais c’est ici que les pistes du sorcier et du chamane se séparent : le sorcier travaille dans le secret, utilisant ses fléchettes pour infliger des souffrances à ses ennemis, tandis que le chamane travaille au vu et au su de tous, tirant parti des ses fléchettes pour déjouer les plans du sorcier et guérir ceux qui sont atteint.
Le monde du chamanisme n’est donc pas un monde aussi idyllique qu’on pourrait le croire. Tout homme médecine se double d’un sorcier capable de tuer à distance. Cette ambivalence dans la personnalité du chamane, qui, pour aider les hommes, doit être capable de leur nuire, est une des caractéristiques les plus frappantes du chamanisme.
Les chamanes se considèrent comme des guerriers aux prises avec les ombres qui peuplent le cœur des hommes. Le chamanisme affirme la vie, mais il sème aussi la mort.
L’anthropologue américain Michael Brown qui a effectué des études auprès des Jivaro d’Amazonie péruvienne, s’est trouvé confronté avec le côté obscur du chamanisme.
En 1976, il a connu un chamane, du nom de Yankush, qui a, suite au décès brutal sans motif apparent d’un ancien très respecté dans sa tribu, subit des pressions pour qu’il identifie le sorcier responsable d’avoir lancé des fléchettes magiques sur cet ancien.
Sous l’influence de l’ayahuasca, un breuvage hallucinogène, Yankush a eu des visions qui lui indiquèrent le nom d’un homme jeune d’un village lointain. Or, ce jeune homme était en visite dans un village voisin. Il ne fallut pas plus de quelques jours pour que le jeune homme fut débusqué et mis à mort.
La rumeur selon laquelle Yankush avait déniché le sorcier qui avait tué l’ancien, s’étendit à toute la forêt, et il devint la cible potentielle d’un raid de représailles de la part des membres de la famille du mort.
En 1999, soit vingt-trois ans plus tard, Yankush fut assassiné lors de représailles liées à un crime de sorcellerie. Il n’est pas dit que ce crime soit lié à l’affaire de 1976, car Yankush avait durant la vingtaine d’année passée, pratiqué bien d’autres actes de chamanismes et sûrement offensé bien d’autres familles.
Cet exemple montre bien l’aspect violent sous-jacent du chamanisme. En acceptant ce genre de risque pour protéger sa communauté d’éventuels actes de sorcellerie, le chamane, certes, assoit son prestige social, mais aussi, renforce ses ennemis. Sa charge chamanique devient alors un fardeau.
Ce côté obscur du chamanisme définit les structures d’un pouvoir local, où les règles et les sanctions qui s’appliquent à la sorcellerie, pallient aux lacunes d’une société tribale qui ne comporte ni forces de police, ni lois écrites, ni système judiciaire. Il aide aussi les individus à trouver des causes à leurs malheurs et à nourrir des croyances millénaires.
La beauté du chamanisme n’a d’égal que son pouvoir, mais comme toutes les formes de pouvoir, il génère des violences qui contribuent à maintenir son lourd tribut d’angoisse… et de victimes.